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17/06/2014

« Traître à la nation »

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Femme tchétchène exécutée, Grozny, 1995

 

Arkadiy Babchenko fait partie d'une espèce en voie de disparition – un journaliste russe essayant de comprendre la situation en Ukraine orientale sans rendre un service partisan à la position officielle du gouvernement russe. Il n'a pas peur de poser des questions honnêtes et d'être tabassé pour cela. S'en tenir à des principes éthiques a fait de lui un paria du journalisme russe. Son travail est publié sur son blog et est soutenu financièrement par des dons de ses lecteurs. Beaucoup ont pris son blog pour référence ; beaucoup d'autres l'ont désigné comme « traître à la nation » à cause de lui. Arkadiy nous a tenus informés de la deuxième guerre de Tchétchénie, de la guerre de Géorgie, de la révolution au Kirghizistan et des manifestations en Turquie. Il était aussi sur le Maïdan en 2013 et 2014.

(Entretien avec Anastasiya Ryngis, publié le 8 juin 2014)

Quelle est la différence entre la situation à Sloviansk et les conflits sur lesquels vous avez travaillé auparavant ?

Toutes les guerres sont les mêmes. Personne ne remarque comment et quand exactement elles commencent. Personne ne prend cela au sérieux et tout le monde dit que les « fusillades » cesseront très bientôt et que la guerre n'aura pas vraiment lieu. Et ensuite, le conflit échappe à tout contrôle et nous avons une guerre grandeur nature sur les bras. La seule chose qui sort du lot à Sloviansk est le réel effort de l'armée ukrainienne pour éviter de faire des victimes civiles. J'ai vu cela de mes propres yeux et cela sort vraiment de l'ordinaire.

Est-ce même réaliste, dans les conditions actuelles ?

Les victimes civiles sont inévitables lors d'une guerre. Il y en a déjà eu plusieurs à Sloviansk et il y en aura beaucoup plus. Dans n'importe quelle guerre, les deux côtés s'endurcissent au combat, des pulsions de cruauté émergent, des barrières psychologiques tombent. Cette guerre n'est pas différente et une variété locale de lieutenant Calley (un officier qui ordonna le massacre d'un village entier de civils pendant la guerre du Viêt-Nam) est une possibilité. Les enlèvements et des exécutions sont possibles également. Ces choses arrivent dans la foulée de la guerre. Mais jusqu'ici, l'armée ukrainienne montre une claire compréhension de ces risques et fait de son mieux pour réduire la possibilité de leur réalisation.


Quel est le moral des troupes ukrainiennes ?

Le moral est bon, il n'y aucun signe de défaitisme ou de tentatives de désertion. J'ai fait le tour des postes de contrôle de Sloviansk et il semble que les membres de la Garde Nationale ont assez d'équipements tactiques, gilets pare-balles et vêtements spéciaux. Apparemment, l'aide que la population collecte pour eux en Ukraine leur parvient parfaitement.

Que disent vos collègues en Russie de vos efforts à Sloviansk, avec les chaînes de télévision publique russes falsifiant les informations relatives à la guerre, etc. ?

Les chaînes publiques russes ne sont pas une source d'informations, mais une source de propagande. La propagande et le journalisme sont deux domaines différents d'activités humaines. C'est pourquoi nous ne sommes pas des « collègues ». Je me fiche complètement de ce que les propagandistes russes officiels pensent de moi. Laissez-les m'appeler un traître à la nation, je m'accommode très bien de cela.

N'avez-vous pas peur ? Dernièrement a eu lieu une nouvelle vague d'arrestations dans l'affaire de la Place Bolotnaya. Ils ont arrêté l'activiste parce qu'il a « entravé le travail de la police en plaçant des cabines de toilette sur son parcours de patrouille ».

Ce n'est pas vraiment de la crainte que je ressens. Je comprends parfaitement que je peux maintenant être arrêté à tout moment. Par exemple, ils peuvent m'interpeller sur-le-champ à l'aéroport et rien ne pourra les empêcher de m'embarquer. Mais je choisis de ne pas penser en ces termes. Je sais qu'il y existe un risque d'arrestation. Mais il n'y a rien à faire à ce sujet pour le moment. Telle est notre vie ici.

Je n'appelle personne « terroriste » et j'évite les grandes déclarations. Je voudrais écrire sur le conflit à Sloviansk des deux points de vue opposés. Mais ce n'est pas possible pour des raisons techniques, depuis que des avis de recherche avec mon portrait ornent les bâtiments administratifs et les postes de contrôle de la République Populaire de Donetsk, ainsi qu'à Sloviansk et Donetsk. Ainsi, je ne peux écrire que sur les activités d'un seul camp. Les zones contrôlées par la République Populaire de Donetsk ont été hors-limites pour moi, mais je voudrais les visiter.

D'habitude, combien de fois est-il possible de décrire les points de vues des deux partis en conflit ?

D'habitude ? Eh bien, d'habitude il est tout bonnement impossible de collecter des informations des deux côtés. Vous restez en place du côté où vous avez terminé en premier.

De quels événements de ces deux dernières semaines dans l'est ukrainien gardez-vous la plus forte impression ?

Quand je suis arrivé, les escarmouches se produisaient seulement après la tombée de la nuit. Aujourd'hui, elles se poursuivent également durant le jour. Comme je passais la nuit sur le Mont Karachun, un duel d'artillerie est survenu. Les miliciens de la République Populaire de Donetsk ont tiré sur Karachun, l'armée a répliqué. L'armée essayait d'éviter les zones résidentielles, tirant surtout sur la périphérie de la ville, où se situent les bâtiments industriels.

Comment réussissez-vous à éviter le stress post-traumatique ?

Il est difficile à éviter. Aujourd'hui, c'est beaucoup plus facile pour moi, puisque j'ai été dans beaucoup de guerres. La première fois a été très difficile. La première fois, je suis allé à la guerre en tant que conscrit dans l'armée et j'avais alors juste 18 ans. Après être rentré chez moi, je suis allé finir mes études à l'université. Ces deux ans ont été vides et incolores pour moi. Je me sentais comme si je ne comprenais plus le monde autour de moi.

Quand la guerre en Tchétchénie a recommencé, j'y suis allé en tant que soldat sous contrat. J'ai été chanceux de retourner à la vie après mon retour de cette guerre. J'ai une famille, une fille. Je vis dans la capitale. Et j'ai commencé à écrire. Si ce n'avait pas été pour ma famille et l'écriture, je serais selon toute probabilité devenu un alcoolique. En Russie, seul un très petit pourcentage d'anciens combattants a réussi à se construire une vie après la Tchétchénie. Pourquoi ? Parce que la première guerre de Tchétchénie a été perdue. La défaite à la guerre mène à la défaite en temps de paix. Il est beaucoup plus facile à un soldat de construire une vie s'il revient en vainqueur.

Quels problèmes apparaîtront dans la société ukrainienne après la guerre à l'Est ? Vous avez vu les soldats ici, qu'en pensez-vous ?

La seule chose je peux dire avec certitude, est que les soldats qui sont en guerre maintenant souffriront de l'état de stress post-traumatique. Les gens qui reviennent de la guerre ramènent la guerre dans la vie paisible, avec son attitude agressive, son acceptation du meurtre et des tueries. La valeur de la vie humaine est nulle en temps de guerre. Votre propre vie ne vaut rien, sans parler de celle d'autrui. Pour prévenir ce syndrome du Viêt-Nam, il est nécessaire de commencer maintenant, d'organiser la réadaptation psychologique des soldats.

Y a-t-il une telle réadaptation en Russie ? Avez-vous suivi quelque chose comme cela après la deuxième guerre de Tchétchénie ?

En Russie il n'existe aucun programme de réadaptation. Il n'y en a jamais eu, en fait. Peut-être ce fait témoigne-t-il du niveau fondamental d'agression dans la société russe.

A votre avis, en quoi devrait consister un programme de réadaptation efficace ?

Il devrait comporter un certain nombre d'occasions pour les soldats de les aider à se fondre dans la vie normale - le conseil psychologique, des prestations sociales et des programmes d'étude. La société doit comprendre que la réalité de la guerre et la réalité de la paix ne se rejoignent en aucune façon, elles sont en fait deux mondes parallèles. Le soldat a besoin d'aide pour quitter la réalité de la guerre et retourner à un état d'esprit paisible.

Des soldats plus âgés, qui avaient des familles et des emplois stables avant la guerre, sont ici dans une situation plus favorable que les jeunes, dans le mesure où des liens sociaux les ancrent dans la réalité du temps de paix. C'est pourquoi il devrait y avoir un effort systématique pour aider les soldats. J'aime le programme de réadaptation qui existe en Israël pour Tsahal. Cela devrait être l'endroit où aller pour acquérir de l'expérience.

Combien de temps pensez-vous que durera ce conflit ? Des mois, des années peut-être ?

Je doute que ce soient des années. Très probablement, ce sera plusieurs mois à partir du début des hostilités. Il ne sera pas possible, toutefois, d'éviter de prendre d'assaut Sloviansk. Si j'étais le gouvernement ukrainien, je commencerais à construire des hébergements provisoires pour les réfugiés et évacuerais de là autant de civils que possible. Je ne pense pas que nous verrons la réédition de Grozny, mais il y aura d'intenses et sanglantes batailles pendant plusieurs semaines ou mois. Ensuite, une opération de police sera nécessaire, qui peut prendre deux ou trois ans.

Pouvez-vous expliquer pourquoi, malgré tout cela, le soutien populaire à Poutine continue de grandir ? Les Russes ne comprennent-ils pas que ces événements en Ukraine surviennent à l'instigation du Kremlin ?

Voyez-vous, dix ans d'incessant lavage de cerveau, eh bien, vous priveront de votre intelligence. Les Russes sont occupés à se chercher des ennemis - d'abord, ceux-ci étaient tchétchènes, puis géorgiens, puis des migrants tadjiks. Maintenant, c'est le tour des Ukrainiens. Tout ce que la direction, via la télévision, a à faire, c'est de pointer du doigt l'ennemi suivant. La propagande télévisuelle s'est révélée extrêmement efficace en termes de lavage de cerveau. Un petit pourcentage de la population, peut-être 15 à 20 %, est toujours capable de penser, les autres ont oublié à quoi cela ressemble de pouvoir le faire.

Dans ce cas, que va-t-il arriver à la Russie ?

J'espère que la situation en Russie se trouvera d'elle-même un remède. Mais en mon for intérieur, je crains que cela n'en vienne à la guerre civile, à un épisode supplémentaire de Pougachevshina (rébellions populaires). La tension est palpable partout où vous regardez et tout le monde est un ennemi. Où cela va-t-il éclater et quelle sera la goutte d'eau qui fera déborder le vase ? Je ne sais pas.

Source en anglais

Source originale

Traduit de l'anglais par mes soins. Reproduction autorisée sous réserve de citer verslarevolution.hautetfort.com en source.

Commentaires

wow..merci Boréas

Écrit par : hoplite | 17/06/2014

Poutine est pris au piège de sa propre propagande. S'il recule en Ukraine, il passera pour un traître aux yeux du peuple qu'il a lui-même contribué à fanatiser.

Écrit par : Symmaque | 17/06/2014

Du très bon travail encore une fois. Merci Boréas pour cette traduction, et pour avoir déniché cet entretien qui est très très peu diffusé sur le net français. Voilà qui nous montre que les esprits libres existent aussi en Russie, même si tout est fait pour les étouffer.

Écrit par : Thomas R | 17/06/2014

Bon, j'ai dit que je ne viendrai plus sur ton site Boreas mais je n'ai qu'une seule parole, comme V. Poutine ;-)
Excellent article qui confirme tout ce que nous pensons depuis longtemps. Heureusement qu'il reste encore ces 15 ou 20% de russes qui ne sont pas encore lobotomisés...
Maintenant, ça reste encore dramatiquement faible pour faire basculer une opinion !

Écrit par : Krispoluk | 24/07/2014

Les commentaires sont fermés.